(le début est par ici)
Le film semblait interminable. C’était un vieux classique qu’elle connaissait par coeur. Elle s’extirpa de son siège de velours rouge aux
accoudoirs rongés, se glissa le long de la rangée, à moitié pliée en deux pour ne gêner personne, le regard fixé sur la
nuque brune.
Elle avait pris la décision d’aller lui parler à la fin de
la séance.
Ce serait peut-être désagréable, douloureux, complètement
vain mais elle ne pouvait ignorer un tel
hasard.
Après être resté tétanisée de longues minutes, elle avait
retrouvé ses moyens en prenant sa décision. Mais elle n’en menait pas bien
large et se dirigeait maintenant vers les toilettes. Claire avait besoin de
vérifier son apparence dans la glace, cela la rassurerait sûrement.
Devant le miroir piqueté, salement éclairé par une ampoule
nue pendue à son fil, elle ne se trouva pas glorieuse. Elle sortit un gloss de
son sac à mains, en passa sur ses lèvres asséchées par le trac. Elle était peu
maquillée et trouva tout à fait ridicule cette bouche soudain brillante. Du
revers de la main, elle s’essuya avant de fouiller ses poches à la recherche
d’un mouchoir, pour retirer plus proprement les dernières traces. Une fois que
cela fut fait, elle se pinça les joues afin d’y faire monter le sang. Elle posa
ses mains de chaque côté du lavabo, s’appuyant de tout son poids, releva le
menton et planta les yeux dans son reflet incertain. Comme si elle s’était
dédoublée, elle s’adressa à l’autre dans le miroir, la sermonnant à voix
basse :
« Comment peux-tu être aussi puérile, à ton âge… Tu
n’as rien à craindre, ce n’est qu’une petite coïncidence amusante, n’en fais
pas tout un foin ».
Elle se fixa, peu tendre envers l’image qu’elle voyait,
n’ignorant aucun pli de la peau, aucune petite tache qu’elle savait là depuis
trop peu pour qu’il les connaisse. Ses ongles étaient en piteux état aussi.
Elle se promit de cacher ses mains quand elle lui parlerait.
Elle sortit des toilettes. Combien de temps y était-elle
restée ? Bien plus qu’elle ne pensait car à la vue de la foule qui avait
envahi le hall du cinéma, le film était terminé.
Son amie surgit soudain à ses côtés. Elle lui dit quelque
chose qu’elle n’entendit pas. Il était là, avec la jeune blonde enceinte bien
sûr mais aussi avec deux hommes de son âge. L’un d’eux l’avait d’ailleurs
enlacée tendrement. Le cœur de Claire fit un bond. Son ex-amant n’était pas le
père de l’enfant à naître. Cette
nouvelle, ni bonne, ni mauvaise dans l’absolu, fut pour Claire le signe
supplémentaire qu’il lui fallait pour se convaincre que non, finalement, tout
ceci ne tenait pas qu’au hasard et que si ça faisait midinette de croire au
destin, surtout pour les choses de l’amour, eh bien après tout, elle pouvait
peut-être encore en secret et pour quelques temps, être une midinette. La foule
s’orientait par vagues vers un petit buffet dressé dans un coin du hall où l’on
servait du mauvais vin blanc et des biscuits salés. Ses acolytes et lui y
allèrent. L’amie de Claire devait rentrer, la baby sitter les attendait depuis
une heure déjà, il n’était pas raisonnable de la retenir plus longtemps. Claire
assura qu’ils pouvaient la laisser seule, qu’elle saurait retrouver son chemin.
Son amie se retourna à plusieurs reprises en quittant le cinéma.
Claire s’éclaircit la gorge, arrangea ses cheveux et d’un
bon pas, se dirigea vers le buffet à son tour. Il y avait du monde, une
excellente raison pour qu’il ne l’ait pas encore remarquée. Elle se fit servir
un verre qu’elle avala cul sec, pour se donner les miettes d’assurance qui
décidemment lui faisaient défaut ce soir, à elle, habituellement à l’aise en
société. Elle ne savait pas comment l’aborder. Plutôt, elle ne trouvait rien
d’assez brillant ou drôle à son goût.
Elle reposa son gobelet sur le buffet et fendit la foule
bravement, comme si elle avait formé un rempart. Elle arriva à ses côtés,
reconnut son rire encore une fois. Sa voix forma le son de son prénom mais trop
bas pour qu’il ne l’entende. Elle répéta une seconde fois, un peu plus fort
avec une pointe interrogative sur la dernière syllabe.
Il fit volte-face, semblant ne pas comprendre d’où provenait
la voix qui l’appelait. Il était beaucoup plus grand qu’elle, si bien que son
regard affleura le sommet de son crâne, sans la voir. Elle dut faire l’effort
colossal de répéter encore un peu plus fort, encore un peu plus près. Il perçut
cette fois. Et planta son regard dans le sien avec perplexité.
Cette seconde parut durer une éternité à Claire, c’était terriblement banal. Son cœur se
serra, elle le trouva encore plus beau qu’avant. C’était idiot mais à cet
instant, elle se fichait complètement d’être fleur bleue.
La perplexité persistait dans son regard.
Elle aurait voulu arrêter le temps pour détailler chaque
trait de son visage puis se mettre, elle, dans la lumière, sous l’angle qui lui
serait le plus seyant, avant de prononcer les paroles magiques qui leur
permettrait peut-être de tout reprendre de zéro.
Il avait toujours l’air aussi perplexe.
« Je suis navré, je crois que vous faîtes erreur, je
dois partir ».
Il reposa son verre sur le rebord de la table et donna une
petite tape sur l’épaule de l’un de ses comparses, signal d’un départ imminent.
Il fit un pas que les autres, la jeune blonde enceinte aussi, emboîtèrent aussi
sec.
Elle se retrouva plantée là, tellement sonnée et stupéfaite
qu’elle n’éprouvait rien, elle ne ressentait pas encore le désarroi qui
doucement montait en elle. Elle se dirait plus tard, bien plus tard que si elle
avait eu un vrai verre à la main, il serait tombé et aurait fracassé avec une
élégance toute dramatique le sol. Au lieu de cela, ses doigts agrippèrent la
table, arrachant au passage la nappe en papier et elle hoqueta, juste avant que
les larmes ne montent. Il avait préféré faire semblant de ne jamais l’avoir
croisée.