Claire s’était fait une joie de cette soirée ; ils avaient dîné dans un restaurant à la mode puis, comme ils n’avaient pu avoir qu’une table au premier service, ils avaient décidé de profiter de la situation pour continuer la soirée en allant au cinéma voisin. On y jouait un vieux classique qu’ils chérissaient tous les trois. La veille, ils étaient restés chez eux, elle avait été drôlement fatiguée par le voyage.
Il faisait bien plus froid ici, se dit-elle tandis qu’elle franchissait le pas de la porte du restaurant et que le vent se mettait à souffler. Ils firent les quelques mètres qui les séparaient de la salle. C’était un cinéma comme on n'en faisait plus chez elle : à la séance de 21h, une célébrité du quartier, cinéphile avertie et reconnue, dont elle n’arrivait pas à se souvenir du nom alors que pourtant ils lui en avaient tant parlé, venait présenter le long métrage. Ses amis et elle s’émerveillaient de cette coutume à l’heure où la présence même de projectionnistes se raréfiait.
Claire voulut acheter un grand pot de pop corn. Ils étaient repus mais elle en avait envie, davantage pour le folklore qu’autre chose. Ils prirent place tous les trois dans la vieille salle qui sentait le renfermé et dont les ressorts des fauteuils grinçaient outrageusement. Elle se demandait si le cinéma ne faisait rien par manque de moyens ou pour conserver le caché étrange de la vétusté. Elle était peut-être naïve mais sa sensibilité à fleur de peau lui donnait le besoin de croire à de belles histoires, d’insuffler un peu de poésie partout, même dans le grincement d’une assise. Son cœur était mal en point, elle avait sauté sur l’occasion de rendre visite à ses amis expatriés, espérant que l’oxygène que l’éloignement et la découverte délivreraient à sa tête irriguerait aussi son coeur. Elle n’était là que depuis deux jours, il était un peu tôt pour savoir si le remède fonctionnait.
La salle se remplissait petit à petit. Ils étaient calés au fond, un peu en surplomb. Son amie posa sa main sur son bras et se pencha vers elle pour lui murmurer quelque chose mais le son de sa voix fut couvert par un bruit sourd. Les murs tremblèrent légèrement. Le métro passait juste en dessous du cinéma. Les silhouettes entraient de plus en plus nombreuses. La main de son amie ne quittait pas son bras, elle ne comprenait pas. Elle la regarda, tout cela ne dura que quelques secondes, elle vit un regard surpris la fixer puis se tourner vers le devant de la salle, comme pour lui signaler quelque chose. Elle crut reconnaître une longue silhouette s’asseoir trois rangées devant eux. En la voyant, elle sentit un courant électrique la traverser. Son pop corn jaillit sur ses genoux et son amie pouffa nerveusement. Leur compagnon qui n’avait pas suivi la scène les regarda, un peu étonné. Claire resta immobile. Son amie épousseta le maïs sucré qui recouvrait ses genoux. Claire ne bougeait pas. Elle était comme paralysée, seuls ses yeux suivaient l’action qui se tenait quelques mètres devant elle.
La grande silhouette brune était celle de son ancien amant. Il était accompagné d’une jeune femme qui avait eu bien du mal à m’asseoir. Et pour cause, elle ne pouvait faire mystère de son état, elle était sur le point de donner naissance à un enfant.
Cet homme n’était pas la plus grande histoire d’amour de Claire, ni sa dernière peine de cœur ; elle les enchaînait depuis plusieurs années, mais il avait la particularité d’être de ceux qui l’avaient beaucoup marqué. Leur histoire n’avait pas pu vraiment marcher, une affaire de mauvais moment, d’egos excessifs. Elle travaillait alors à son deuxième roman et avait fait un choix entre un ouvrage prenant auquel elle croyait et une romance qu’elle sentait trop exigeante et incertaine. Lui était comédien et commençait à se faire un nom. Souvent en tournée, il était rarement au même endroit, auquel cas il la voulait tout à lui. L’un et l’autre avaient préféré s’occuper d’eux-mêmes. Etrangement, elle avait toujours gardé de cette rupture un goût amer. C’était il y a quelques années maintenant. Son amie savait combien Claire avait souffert de cet échec, justement parce qu’elle lui avait donné bien peu de détails sur leur histoire. Elle suivait depuis de loin sa carrière, curieuse mais pas masochiste. Claire zappait quand elle tombait sur lui à la télé.
Il riait avec sa voisine, il passait sa main dans sa nuque, il se tortillait sur son fauteuil en quête d’une position confortable pour ses longues jambes. Elle le regardait faire tout cela et sentait tomber en elle un épais rideau de tristesse. Les chiffres des ventes de son dernier essai étaient abominables, l’inspiration était au point mort depuis des mois, elle venait d’être quittée par un homme qu’elle n’aimait même pas vraiment, le pire qui puisse lui arriver selon son propre code moral de la vie sentimentale et elle avait 39 ans trois jours plus tard. Et lui riait avec une jeune femme enceinte jusqu’aux dents.
La fameuse cinéphile avertie était montée sur l’estrade mais Claire ne prêtait pas la moindre attention à son oraison intello. Elle fixait la nuque et les cheveux bruns légèrement bouclés. Au bout d’un moment, le noir se fit, il lui fallut quelques minutes pour la distinguer de nouveau, le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Les publicités puis le film, elle ne suivit pas grand chose, littéralement hypnotisée par cette silhouette familière. Elle voulait savoir si elle avait envie d’aller lui parler à la fin de la séance ou si elle préférait ignorer cette douloureuse coïncidence, après tout quoi lui dire à part de terribles banalités ? Tout avait disparu autour d’eux, ses amis, ce vieux long métrage tant attendu, même le pot géant de pop corn gisait à ses pieds.
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