Lecteur, tu vas comprendre vite la bizarrerie de ce titre.
Lors de la première session régulière d'atelier d'écriture, il nous a été demandé de choisir parmi une sélection d'images de tableaux de Hopper. Mon choix s'est porté sur celle ci-dessous. Il fallait ensuite imaginer qui étaient ses personnages, pourquoi ils étaient là et broder... Voici le résultat...
Des soeurs jumelles. Des soeurs jumelles qui ne se sont vues depuis des années et qui se font face, plongées dans un mutuel silence. Elles se sont données rendez-vous dans un dinner du centre où traînent des hommes d'affaires bienheureux de pouvoir cacher leurs aventures dans un endroit aussi discret que quelconque.
La froide lumière du soleil d'hiver inonde leurs deux visages et rend palpable et ardente la tension muette qui gonfle... C'est à la première qui baissera les yeux. Elles sont des femmes adultes mais se livrent à des jeux finalement bien puérils. Seulement, avec le temps, le contraire de léger est devenu dur. La dureté, la colère, le dépit, tout se confond pour tisser entre elles la toile solide d'un profond dégoût.
Ce qui est surprenant dans leur situation est qu'elles ont toutes deux de lourds reproches à s'adresser. Il leur faudrait peut-être un médiateur pour parvenir à balbutier des premiers mots qui soient autre chose que de la méchanceté ou du dédain.
Comment deux êtres si proches au point de départ, depuis la première fois où ensemble elles virent le jour, peuvent avoir glissé vers cela. L'une d'elle, celle née la première d'ailleurs, est la manipulatrice des deux. Elle maquille sa colère d'un voile de tristesse savamment étudiée pour voir si sa jumelle, attrapée par ce subterfuge de pacotille, se laisse prendre et baisse la garde. Ce n'est pas pour rien qu'Aggie est devenue comédienne.
Jane est rassurée : le verre de la vitre près d'elles est opaque et masque aux yeux du dehors la joute silencieuse à laquelle elles se livrent. Si Aggie est offusquée au fond d'elle avec l'éternelle flamboyance toute théâtrale qui la définit, elle, Jane, est tel un animal blessé, meurtri, à terre. Si Aggie a revêtu le masque du chagrin, Jane, elle, est vraiment malheureuse, croit-elle.
Donc la vitre est opaque et elle tourne le dos à la salle : elle aura ainsi au moins l'impression de sauver les apparences. Elle sent la chaleur des corps, elle entend les pas derrière elle, le bruissement des vestes et des chapeaux que l'on ôte ou que l'on renfile mais elle ne les voit pas et, surtout, personne ne la voit.
Les minutes s'écoulent, aussi interminables que muettes. Aggie continue de jouer son rôle de composition. Elle trouve que, vraiment, il lui va comme un gant. Elle a envie de se lever, d'empoigner sa molle de soeur, d'éructer, de secouer cette fichue Jane avec toute la violence dont elle se sait capable. Mais ce serait si évident, ce serait comme toujours elle l'emportée, la brute... la folle soufflaient certains dans le village du Midwest où elles avaient grandi. La jumelle tarée, c'est elle, murmuraient les gens sur son passage, faisant le distingo entre sa soeur et elle grâce au regard particulièrement noir dont la génétique l'avait dotée. Aggie et Jane, en tous points semblables, sauf quant à la couleur de leurs prunelles.
Conserver le masque de la peine, faire comprendre à sa jumelle qu'elle aussi souffre, qu'elle aussi, après tout, a le droit d'être le petit oiseau meurtri, à terre. Que l'existence est une succession de pleins et de creux, parfois doux et agréables, parfois intenses et douloureux et que les rôles peuvent s'échanger, doivent s'échanger, s'échangent.
Aggie, l'indomptable, l'effrontée, la caractérielle. Jane, la pudique, la silencieuse, la discrète. Aggie, l'indomptable, la silencieuse, la caractérielle. Jane, la pudique, l'effrontée, la discrète. Aggie, la pudique, la silencieuse, la caractérielle. Jane, l'indomptable, l'effrontée, la discrète... Ou l'inverse ?
Soudain, une lueur semble surpasser l'échelle de leur rage réciproque. Elles ne savent même plus tout à fait pourquoi elles sont là. Mais une infime lueur a surgi. Elle est très furtive mais juste suffisante pour qu'elles comprennent. Tant pis, chacune se lève. Pour ne pas quitter le dinner ensemble, Jane s'esquive vers les toilettes. Elles ne se diront rien, ne résoudront pas leur différend. Mais elles auront compris lors d'une fraction de seconde ce qu'elles ont vraiment de commun : réclamer chacune le droit d'être libre.
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