Ma vie professionnelle, aussi archétypale puisse-t-elle être certains jours, me fait parfois la douce surprise de m'offrir de ces petits moments dont je raffole. Des parenthèses, des arrêts sur image qui m'intéressent.
Imaginez l'Italie, songez à la grande banlieue milanaise, envisagez le cadre d'une zone d'activité, laissez tomber la nuit et vous aurez planté le décor. Ajustez vos jumelles et penchez-vous sur la scène. Trois personnages dont votre serviteur (serviteuse ? servitrice ?... serviteur, restons-y) entrain de grignoter d'un air las la pizza du traiteur du coin. Il est tard et le trio est réuni dans un salon, aussi luxueux qu'anonyme, par commodité. Je travaille avec l'homme qui me fait face mais je viens juste de rencontrer la femme assise à nos côtés. Nous savons si peu de choses les uns des autres et avons si peu en commun que notre rassemblement a forcément quelque chose d'incongru et d'absurde. La femme me passionne, je bois ses mots, je suis friande des expériences qu'elle a à nous raconter. J'ai su qu'elle allait m'intéresser après seulement quelques mots échangés. Sensible au même univers musical que moi, l'allure et le visage comme un peu patinés par l'existence, je l'ai sentie, pour moi, bien captivante. Et cette intuition n'a pas été démentie lorsque de son vécu elle a commencé à parler. Ancienne conductrice de machine en imprimerie, travaillant au rythme usant des 3x8, rare individu de sexe féminin dans un milieu très très macho, elle s'était depuis reconvertie en ce que dans la profession on appelle BATman. Rien à voir avec nos amies les chauve-souris. Un BATman en imprimerie, c'est une personne commanditée par son entreprise de presse - ou pas pour aller assister aux tirages des magazines, catalogues, brochures. Un rôle usant, pas d'horaires, des déplacements constants, une vie pour quelqu'un qui n'a pas beaucoup de responsabilités qui l'attendent chez soi. Un métier qui ne colle pas avec la vie de la plupart des femmes.
La gent masculine n'était ce soir là pas à la hauteur. Et tandis qu'elle nous racontait de passionnantes anecdotes sur l'Imprimerie nationale, que j'écoutais comme une petite souris, lui faisait le paon, saisissant la moindre balle au bond pour étaler ses exploits.
Il était déjà tard mais nous devions tous les trois patienter, coincés là à cause d'un incident technique. Le luxueux salon offrait une vue plongeante sur l'intérieur de l'imprimerie et il y avait quelque chose de mal élevé à observer des hommes s'affairer à réparer aussi vite que possible les machines tandis que nous nous prélassions dans de profonds fauteuils, le ventre plein.
La conversation avait fini par tourner court, aussi nous étions nous carrés devant l'écran plasma géant. TV5 la nuit, c'est souvent surréaliste. Nous sommes tombés, je m'en souviens très nettement, sur un film en noir et blanc, avec un Delon à peine pubère et un Bourvil loin de la Grande Vadrouille. Ils étaient père et fils dans un long métrage très oubliable et pourtant dotée d'une prestigieuse affiche : Ventura, Brialy étaient aussi de la partie.
Je regardais le film d'un oeil et de l'autre les ombres de l'écran qui se réflétaient sur les visages fatigués de mes comparses de fortune. Je ne saurais dire pourquoi mais ce moment s'est gravé dans ma mémoire. Tout plein de son incongruité et de son aspect exceptionnel...