Le matin, dix minutes à pied me séparent du wagon à bétail qui s'achemine jusqu'au lieu où j'exerce le moyen de ma subsistance (attention, ça commence fort). Dix précieuses minutes pendant lesquelles mon regard avide d'images et d'horizons se nourrit de chaque détail un peu différent, où la lumière joue sur l'atmosphère, dix minutes qui donne un ton discret à la journée qui progresse vers moi à mesure que je m'approche du sacro-saint bureau.
Sur cette route, il y a une école primaire. 8h30, l'heure à laquelle j'entraperçois des parents, cartable Dora sur l'épaule, bambin solidement accroché à l'une de leurs mains, qui se pressent vers la grille. Dans leur hâte, ils doivent tout de même prendre garde à la circulation. Pour les y aider, une dame, une femme sans âge comme on dit parfois, arborant un gilet fluorescent. Elle s'assure avec un sérieux presque outrancier du passage dans le bon ordre des véhicules et des piétons. Et si elle tient le rôle officiel de cette mission, elle n'est jamais seule.
D'aussi loin que je me souvienne l'avoir vue là, même si ça ne doit pas encore faire six mois je vous l'accorde, il y a toujours eu sur le trottoir la même femme entrain de lui parler. Elles se ressemblent, l'une brune, l'autre blonde, de la même corpulence, du même genre. Quand l'une se fige au mileu de la chaussée pour bloquer pour de bon le passage des voitures, l'autre patiente sur le trottoir et fait porter sa voix pour qu'elles puissent poursuivre leur discussion. Puis elles se rejoignent sur le bas-côté. Sont-elles soeurs, amies, amantes ? Invariablement, elles sont postées là, excepté le mercredi, repos des enfants oblige.
Elles font partie de mon décor matinal, je les englobe dans un tout, les immeubles, les panneaux publicitaires, la piscine, la borne velib. Néanmoins, si demain la femme blonde manquait à l'appel, une infime part de moi s'en inquiéterait ou tout du moins se demanderait le pourquoi de cette absence.
Ce matin, j'étais en retard, un retard assumé, je ne me hâtais pas plus que cela. Il devait donc être 8h40. J'ai vu la femme brune retirer son dossard fluo et les deux partir ensemble d'un bon pas vers le reste de leurs vies, échangeant encore et toujours des propos dont je ne saurai jamais rien.
Drôle comme des personnes pour lesquelles je ne suis rien et qui ne sont guère davantage pour moi deviennent d'habituelles figures de mon quotidien.